Taxer l’intelligence artificielle : entre justice sociale et péril pour l’innovation – une lecture critique de Xavier Oberson

Publié le 15 juillet 2025 à 11:38

«Un jour, les robots refuseront de payer leurs impôts. » Par cette phrase provocatrice, Xavier Oberson ouvre un champ de réflexion fondamental sur la transformation fiscale à l’ère de l’intelligence artificielle (IA). L’auteur, professeur de droit fiscal à l’Université de Genève, invite à repenser un système fiscal historiquement bâti sur le travail humain, désormais mis à l’épreuve par une révolution technologique sans précédent. Dans Taxer l’intelligence artificielle, il élabore un plaidoyer pour soumettre les systèmes d’IA à l’impôt, afin de préserver la justice sociale et la viabilité des finances publiques. Mais cette proposition, aussi audacieuse soit-elle, n’est pas sans soulever de multiples objections techniques, juridiques et économiques.

Cette interrogation n’est pas nouvelle : déjà dans les années 1940, Joseph Schumpeter décrivait les bouleversements structurels engendrés par le progrès technique sous le terme de « destruction créatrice ». Selon cette théorie, chaque révolution industrielle détruit des emplois, mais en crée de nouveaux, souvent dans des secteurs inattendus, permettant une régénération du tissu économique. Toutefois, Oberson, à l’instar de nombreux économistes contemporains comme Carl Benedikt Frey ou Daron Acemoglu, doute que la révolution numérique actuelle respecte cette logique cyclique. En effet, l’intelligence artificielle pourrait bien remplacer un nombre d’emplois bien supérieur à ceux qu’elle génère, sans offrir de transition inclusive. Le rapport du Forum économique mondial (2020) prévoit par exemple la destruction de 83 millions d’emplois dans le monde, contre seulement 69 millions créés, un solde négatif qui fragilise l’hypothèse schumpétérienne.

Nous analyserons ici la pensée d’Oberson, avant d’en interroger les fondements, les implications pratiques et les limites.

 

I. L’argument moral et fiscal : l’IA, facteur productif non imposé

 

La crainte principale d’Oberson repose sur un déséquilibre fiscal croissant : à mesure que l’IA remplace des travailleurs humains, les recettes issues de l’impôt sur le revenu et des cotisations sociales se tarissent, tandis que les besoins de protection sociale augmentent. Dans son ouvrage, il formule ainsi cette alerte : «L’introduction massive de robots dans le monde du travail pourrait ainsi créer une perte significative de recettes fiscales, non seulement en matière d’impôt sur le revenu, mais également de charges sociales.»

 

Ce phénomène, aggravé par une concentration de la richesse entre les mains d’une minorité de détenteurs de capital technologique, creuse les inégalités. Oberson ajoute : « Dans une société où une minorité détient les robots et en tire profit, alors que la majorité voit ses revenus décroître, la redistribution devient indispensable. » Cette redistribution, historiquement assurée par la fiscalité du travail, devient de moins en moins opérante.

 

Dans la lignée de Bill Gates, Xavier Oberson soutient que l’IA, en tant que facteur de production générant de la valeur, devrait être soumise à l’impôt, au même titre qu’un employé humain. Il propose une forme de neutralité fiscale entre travailleurs biologiques et machines intelligentes. Il écrit : « Le principe de neutralité fiscale voudrait que deux facteurs productifs similaires soient traités de manière comparable. »

Il ajoute : « Si un robot accomplit une tâche identique à celle d’un humain, générant des revenus similaires, une égalité de traitement impliquerait qu’il soit soumis à une fiscalité comparable. » L’absence d’imposition des robots reviendrait, selon lui, à subventionner indirectement l’automatisation – une dérive aux effets sociaux délétères.

 

Pour rendre possible cette fiscalisation, Oberson explore une hypothèse audacieuse : reconnaître aux systèmes d’IA une personnalité juridique spécifique, comparable à celle des sociétés. Il s’appuie notamment sur les débats européens : « Le Parlement européen a, dans une résolution du 16 février 2017, envisagé la création d’une personnalité électronique pour les robots autonomes. »

 

Oberson affirme : « L’attribution d’une personnalité fiscale à un système d’IA permettrait d’assujettir cette entité à l’impôt, sans passer par l’entreprise qui l’exploite. » Il précise cependant que cette proposition nécessite que l’IA soit dotée d’« une capacité décisionnelle autonome » et qu’elle « dispose d’un patrimoine propre », conditions encore rarement réunies.

 

Il concède que ce modèle reste théorique, mais affirme que «le droit fiscal a toujours su créer des fictions utiles à son efficacité. Pourquoi s’interdirait-il d’en créer une nouvelle à l’ère de l’intelligence artificielle ? »

 

II. Un projet de refonte fiscale à l’épreuve du droit actuel

 

Oberson dresse un constat implacable : « Aujourd’hui, aucun régime fiscal n’est spécifiquement adapté à la taxation directe des systèmes d’intelligence artificielle. » En effet, la fiscalité actuelle repose sur une logique d’intermédiation humaine. Les revenus générés par l’IA sont taxés non pas en tant que tels, mais à travers l’entreprise ou la personne qui détient ou exploite ces technologies.

 

Cela signifie que l’IA, même si elle produit de la valeur de manière autonome, « n’est pas reconnue comme un sujet fiscal », ce qui laisse un angle mort grandissant dans le système. Ce vide est d’autant plus problématique que « l’accroissement de la productivité grâce à l’IA ne se traduit pas nécessairement par une augmentation des recettes fiscales ».

 

L’auteur suggère qu’en l’absence d’un régime ad hoc, la fiscalité actuelle devient obsolète face à des technologies qui « n’entrent dans aucun des schémas prévus par le droit fiscal classique, fondé sur le lien entre travail humain, salaire et impôt ».

 

L’une des solutions explorées par Oberson consiste à mobiliser la notion d’établissement stable, concept clé du droit fiscal international. Selon les conventions de l’OCDE, un établissement stable est une installation fixe d'affaires par laquelle une entreprise exerce tout ou partie de son activité.

Or, dans le cas des IA fonctionnant dans le cloud ou via des serveurs dispersés, « cette localisation fixe devient difficile à établir ». L’auteur constate que « les modèles traditionnels, fondés sur la matérialité et la territorialité, sont mis en échec par les réalités dématérialisées de l’économie numérique ».

Il note aussi : « La difficulté d’imposer une IA autonome dans un pays donné, en l’absence d’une filiale humaine ou d’une structure localisée, rend la taxation internationale inopérante. » C’est pourquoi il appelle à une refonte du concept même d’établissement stable, afin de l’adapter aux réalités de l’automatisation.

 

Faute de pouvoir imposer directement les IA, Oberson propose d’agir par la fiscalité indirecte, notamment via la TVA. Il souligne : « En Europe, les directives récentes sur la TVA numérique reconnaissent que certaines prestations automatisées peuvent entrer dans le champ de l’impôt. » Il fait référence notamment à la directive 2006/112/CE et aux réformes e-commerce de 2021.

Mais cette voie reste insuffisante : « La fiscalité indirecte repose toujours sur l’intermédiation humaine, c’est l’entreprise qui utilise l’IA qui est imposée, non la machine elle-même. » Oberson voit dans ces dispositifs des mesures transitoires, utiles à court terme, mais incapables de répondre à l’enjeu structurel.

 

III. Les propositions concrètes : entre réalisme et spéculation

 

Parmi les solutions avancées, l’une des plus remarquées est la notion de salaire imputé. L’idée est la suivante : lorsqu’un robot remplace un travailleur, un revenu fictif équivalent devrait être calculé et soumis à l’impôt. Oberson écrit : « Il s’agirait de déterminer une base fiscale virtuelle, correspondant au salaire que percevrait un humain pour accomplir une tâche similaire. »

Cette base servirait à lever l’impôt sur le revenu, mais aussi les cotisations sociales. Cela permettrait de maintenir à flot les systèmes de sécurité sociale. Il reconnaît cependant que « la mise en œuvre pratique de cette idée soulève des difficultés méthodologiques majeures », notamment pour évaluer la nature exacte de la substitution.

À ce sujet, il interroge : « L’IA complète-t-elle ou remplace-t-elle l’humain ? » Dans une économie où l’automatisation s’intègre souvent de manière hybride, cette distinction devient floue, et le risque d’arbitraire est réel.

 

Autre piste : une taxe sur l’automatisation, applicable non pas à l’IA en tant que telle, mais aux profits réalisés grâce à elle. L’auteur note : « Il serait possible de moduler l’impôt sur les bénéfices selon le degré de substitution de l’IA au travail humain. » Il envisage également « la suppression progressive des avantages fiscaux liés à l’amortissement des équipements automatisés ».

Il s’agit ici d’introduire une forme de désincitation fiscale à la robotisation excessive. Mais cette proposition comporte un risque : « En taxant l’innovation, on peut dissuader l’investissement technologique, ou pousser les entreprises à la délocalisation. » Oberson en est conscient, et plaide pour un calibrage très fin de cette mesure.

 

L’objectif final reste, pour Oberson, de préserver le modèle social. Il écrit : « Si le travail humain devient marginal, il faut repenser le financement des systèmes sociaux sur d’autres bases. »

Il envisage que les recettes tirées de la taxation de l’IA pourraient alimenter directement les caisses de retraite, d’assurance maladie ou de chômage. Mieux encore : « Un revenu de base inconditionnel, financé par l’IA, pourrait devenir une réponse structurelle au chômage technologique. »

Il s’inspire ici des théories de Philippe Van Parijs ou de l’expérimentation finlandaise, tout en précisant : « Le revenu universel ne peut être viable que s’il repose sur une assiette fiscale robuste et équitable. »

 

IV. Une pensée ambitieuse mais aux limites manifestes

 

La condition centrale du projet d’Oberson est la reconnaissance d’une personnalité juridique à l’IA. Or, cela soulève des interrogations profondes. Peut-on vraiment considérer une IA comme un sujet de droit, au même titre qu’un être humain ou une personne morale ?

Oberson tente d’anticiper cette critique : « Il existe déjà des constructions juridiques purement fictives, comme les sociétés anonymes. Pourquoi ne pas créer une personnalité électronique si cela permet d’atteindre une efficacité fiscale ? » Mais cette analogie atteint vite ses limites : les sociétés sont dirigées par des humains, responsables pénalement et civilement. L’IA, en revanche, n’a pas de conscience ni de responsabilité.

Il en résulte une zone grise philosophique et juridique, que le droit positif n’est pas encore prêt à trancher. On est ici « à la frontière entre la science-fiction et la fiscalité », admet-il lui-même.

 

La fiscalité de l’IA, mal conçue, pourrait devenir un obstacle à l’innovation. Oberson le reconnaît : « Un impôt trop élevé ou mal calibré pourrait décourager les investissements dans les technologies émergentes. »

Dans une économie globalisée, les entreprises peuvent facilement se délocaliser ou contourner les réglementations. « La taxation de l’IA doit donc s’accompagner de mesures incitatives à l’innovation verte, sociale ou inclusive. »

C’est ici que la tension entre justice fiscale et dynamisme économique atteint son paroxysme. Faut-il sacrifier l’un au nom de l’autre ? Ou chercher un équilibre fragile entre les deux ?

 

Enfin, le principal obstacle réside dans l’absence de consensus international. Oberson souligne que « la taxation de l’IA ne peut être efficace que si elle s’inscrit dans une coordination multilatérale ». L’OCDE travaille actuellement sur un projet de fiscalité numérique, mais celui-ci est loin de couvrir les IA autonomes.

De plus, les intérêts divergents des puissances économiques rendent tout accord difficile. « Les États-Unis, principaux producteurs d’IA, n’ont aucun intérêt à accepter une taxation extraterritoriale de leurs technologies », observe-t-il. Quant à l’Union européenne, elle avance lentement, divisée entre les pays du Nord et ceux du Sud.

 

Conclusion : une réflexion salutaire pour un avenir incertain

L’ouvrage de Xavier Oberson propose un cadre original, lucide et courageux pour penser l’impôt à l’ère post-industrielle. En appelant à fiscaliser l’intelligence artificielle, il défend un principe fondamental : le progrès technologique ne doit pas se faire au détriment de la justice sociale.

Ses propositions – salaire imputé, taxe sur l’automatisation, revenu universel – dessinent une voie possible, mais encore semée d’obstacles juridiques et politiques. Il ne s’agit pas tant d’adhérer à toutes ses solutions que de reconnaître l’urgence du débat qu’il soulève.

À terme, une fiscalité juste de l’IA suppose non seulement des instruments techniques adaptés, mais aussi une refondation philosophique de nos notions de travail, de valeur et de responsabilité. Comme le souligne Oberson : « L’intelligence artificielle pose moins un défi fiscal qu’un défi anthropologique. »

Et ce défi, plus que jamais, doit être relevé.




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