
比天地更久 — 超越朽石与干海
Plus durable que ciel et terre — Par-delà rochers pourris et océans à sec
Les mois de juillet genevois sont las. Bercés de journées monotones sur les bords du Rhône, assommés par une chaleur basse qui semble assiéger la ville. Tout est lent. Ou peut-être est-ce mon cœur qui ne vibre plus depuis un moment ? Je traverse une phase de vide amoureux. Ni douloureuse, ni joyeuse. Juste tiède. Comme si tout, ici, manquait d’intensité.Et cette sensation étrange d’être un peu moins vivante.
Avec tout ce temps libre à tuer, je me suis tournée vers une vieille promesse que je m’étais faite : reprendre mon éducation en littérature chinoise.Je choisis L’Éternité n’est pas de trop, de François Cheng. Le titre seul résonne déjà comme un poème. J’imaginais une fable, un enseignement taoïste, peut-être quelques métaphores sur la brume et le vent. Mais non : encore une histoire d’amour. J’ai failli refermer le livre.
Et pourtant, quelque chose m’a retenue.
C’est l’histoire d’un amour contrarié. Celui de Dao Sheng, moine taoïste et médecin itinérant, et de Dame Ying, épouse effacée du deuxième seigneur, rongée par une mystérieuse maladie. Pourquoi ai-je continué ? Par sadisme ? Par simple curiosité ? Ou peut-être espérais-je, dans le fond, y trouver un enseignement.
Et j’ai bien fait. Car ce livre, bien plus qu’un simple roman, est une méditation profonde sur l’amour – un amour qui traverse les âges, les dogmes et les corps. François Cheng, écrivain et calligraphe français d’origine chinoise, semble ici vouloir réconcilier les deux pôles de son identité spirituelle : le taoïsme et le catholicisme. Et ce point de jonction, ce fil qui relie les deux rives, n’est autre que l’Amour.
Taoïsme : l’amour comme circulation du souffle, énergie sans fin
Dans la pensée taoïste, la Voie (Dao) est le principe fondamental, le mouvement subtil et constant de la vie. Le Qi, souffle vital, circule dans l’univers, reliant les êtres et les choses dans une dynamique fluide. L’amour, dans cette logique, n’est pas une passion dévorante ou une idéalisation morale : il est un équilibre vivant, une mise en résonance des énergies.
Dans le roman, cette conception se manifeste dans la manière dont Dao Sheng approche le corps et l'âme de Lan Ying. Lorsqu'il lui prend la main, un geste apparemment anodin devient le symbole d'une transmission silencieuse :
« Dao Sheng lui voit. Il voit sa propre main jadis fine et rendue rude par les labeurs, superposée à celle de Lan Ying, blanche et lisse et qui, à cause de sa maigreur, laisse transparaître les os. Indéniablement, il y a là contraste... Le toucher de la main qui permet de faire circuler l'énergie vitale, le premier soin que l'on promulgue à quelqu'un : prendre le pouls. »
Ce n'est pas un amour fusionnel, ni un amour de possession. C'est un amour qui passe, littéralement, comme l'énergie du Qi qui se transmet. Cette circulation dépasse le corps, elle unit sans enfermer. Ainsi, l'éternité dans la vision taoïste ne relève pas du temps figé, mais d'une continuité vibrante du vivant. Elle se dit dans les gestes, les cycles, les souffles partagés.
Dans cette dynamique, François Cheng fait également référence à la notion de jian ai (兼愛), littéralement "amour universel" ou "amour sans distinction", d'ailleurs très proche de la conception Catholique de l’amour . Inspirée par la pensée de Mozi, cette idée postule que l'amour véritable est un amour qui ne discrimine pas, qui s'étend à tous les êtres vivants. Dans ce sens, aimer, c'est laisser circuler la vie, y participer sans forcer, sans retenir.
La métaphore récurrente dans le roman du mont et du nuage renforce cette vision :
« Le mont porte le nuage, et le nuage porte le mont. Il y a entre eux une relation constante de va-et-vient, une étreinte inextricable... »
Le lien amoureux est donc, pour le taoïsme, un mouvement sans fin, où la distinction des êtres n'est jamais abolie, mais où chacun s’accorde à l'autre dans la même respiration cosmique.
Catholicisme : l’amour comme transcendance de l'âme, plus fort que la mort
Dans la tradition chrétienne, l'amour est l'essence même de Dieu : Deus caritas est. Il est le don absolu, inconditionnel, orienté vers le salut. L'amour n'est pas simplement humain : il est transcendant. Il survit au corps, s'adresse à l'âme, et relie les êtres au-delà du visible.
Un moment poignant du livre illustre cette idée : Dao Sheng soigne un vieux voyageur, qui lui parle de sa foi et de sa vision de l'amour. Il déclare :
« Les êtres qui s'aiment vraiment sont toujours ensemble, voire plus intimement ensemble, quelle que soit la distance et la durée qui les séparent. »
C'est là toute la force du message chrétien : l'amour subsiste dans l'absence, il relie même après la mort. On peut aimer sans posséder, aimer même un être disparu, et vivre dans cette communion invisible. L'amour, parce qu'il est orienté vers l'éternité, devient le moyen par lequel l'âme accède à Dieu.
Cette spiritualisation de l'amour se manifeste aussi dans les paroles de Lan Ying :
« J’aime quelqu’un avec passion… Le Fils du Seigneur. »
Dans le catholicisme, l'amour est donc ce qui sauve, ce qui transcende la chair sans la nier, ce qui donne un sens au sacrifice, au renoncement, à la présence absente.
La notion de fan ai (泛愛), que Cheng suggère en miroir du jian ai, pourrait se traduire ici par un amour universel dans son extension théologique : Dieu aime tous les hommes, et chacun est appelé à répondre à cet amour par un amour offert, même dans la solitude ou la douleur.
Une esthétique du lien invisible
Ainsi, taoïsme et catholicisme, bien que très différents dans leur langage, se rejoignent sur un point fondamental : l'amour est ce qui dure au-delà du corps, ce qui ne meurt pas.
Là où le taoïsme parle de circulation éternelle du souffle vital, le catholicisme parle de permanence de l'âme dans l'amour. L’éternité devient le terrain commun, non comme promesse de paradis ou de destin métaphysique, mais comme évidence sensible : celle que l’amour vrai ne passe pas.
François Cheng n’impose pas une doctrine. Il montre, par la voie du roman, que deux traditions spirituelles peuvent converger non dans la forme, mais dans la vérité d’une expérience humaine partagée. Aimer, c’est entrer dans l’éternel, que l’on croie en Dieu ou en la Voie. Et cette éternité n’est pas de trop. Elle est le nécessaire.
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