
Il y a des livres qu’on ne lit pas, mais dans lesquels on se perd. La Blonde et le Bunker est de ceux-là. Un récit sans corde, sans lumière, sans promesse de sortie. On y descend lentement, happé par une voix qui cherche à comprendre une femme, et trouve au fond… une image. Et cette image, déjà, se dissout.
Le narrateur vit avec Anna. C’est elle la blonde, l’insaisissable, l’absente. Leur cohabitation n’est jamais vraiment expliquée, comme si la proximité n’était qu’un prétexte à l’obsession. Car très vite, ce n’est pas la relation qui l’occupe, mais la quête d’une collection photographique disparue, d’archives artistiques détruites ou fantasmées. Un glissement du désir vers la trace, du corps vers l’archive.
Anna se dérobe, et chaque tentative pour la comprendre l’éloigne davantage. Il dit :
"Mais ce que tu crées toi, c’est de l’absence. Tu n’es nulle part. Après t’être glissée dans le vide que tu as brillamment créé entre mes bras (...) tu n’as eu de cesse de t’effacer."
Elle est partout et nulle part. Modèle, photographe, amante, icône, mais surtout absence. Plus il tente de la regarder, plus elle devient floue. Comme une photographie qu’on scrute trop longtemps, jusqu’à ce que les contours s’effacent et que ne restent que les pixels, les grains d’argent, les poisons qui la composent. Anna est une œuvre toxique. Elle est aussi la photographe qui déclenche cette toxicité. Et cette ambivalence en fait toute la force : elle incarne la fascination et la destruction, le sublime et l’insoutenable.
Il y a, dans cette œuvre, une réflexion profonde sur la conservation de l’art, de la mémoire, de l’amour. L’auteur tisse des digressions sur les accidents auto-érotiques, les effets chimiques de la couleur blonde, les bunkers comme métaphores de l’enfermement volontaire. Tout devient symbole. Le narrateur confie
"J’ai choisi une maison qui ressemblait à un bunker, et tu m’as laissé faire. Tu voulais me voir écrire un nouveau livre, aussi pendant trois ans ai-je fait semblant. (...) C’est un livre sur toi et sur la fin du monde disais-je. La Blonde et le Bunker. (...) Je rêvais de t’enfermer dans un abri antiatomique."
À force de vouloir garder ce qu’on aime, on finit par l’ensevelir. Ce livre est le témoignage de cette obsession de figer l’éphémère, de contenir l’absence dans une boîte noire. Et ce n’est pas un hasard si tout y renvoie à la photographie : image mentale, image fixe, image fantôme. Comme si chaque phrase du roman était une tentative de tirage, un révélateur imparfait.
"Toi et tes images, toi et tes semblables, vous me rendez fou. Le nombre de morts, le nombre de soi-disant accidents autoérotiques survenus à cause de vous, de votre image, de votre image mentale, je n’ose y penser. Quand il aurait simplement suffi que tu sois là."
Anna n’est pas seulement une femme, elle est le reflet d’une époque : celle de la disparition du réel au profit de l’image. Une image trop parfaite pour être vraie, trop regardée pour être vivante. L’œuvre interroge aussi le rôle du regard masculin sur la femme-artiste, la volonté d’appropriation, la violence douce du spectateur amoureux qui veut capturer, retenir, préserver. Mais l’image n’est jamais fidèle. L’image ment, ou elle échappe. Le texte aussi.
Le style, enfin, se fait le miroir de cette perte de repère. Des phrases interrompues, des parenthèses, des apartés, des notes de bas de page comme des digressions mentales. Le texte se lit comme on explore un journal intime écrit au bord de la folie. Il faut accepter de ne pas tout saisir. L’éclatement est volontaire. C’est une écriture malade, belle, asphyxiante. L’absence d’équilibre, de progression linéaire, renforce cette impression d’errance dans un bunker intérieur.
Mais il faut s’attarder aussi sur la construction narrative : tout ici semble écrit depuis le fond d’un bunker mental. Les anecdotes en apparence éparpillées (sur les pigments, sur la disparition de certaines œuvres, sur les procédés photographiques) constituent en réalité un même palimpseste : un texte sous le texte, où chaque fragment documente une manière d’archiver l’absence. Ces archives perdues deviennent un miroir de la relation : on tente de retrouver les morceaux, de les réorganiser, mais le résultat reste lacunaire. Comme l’amour. Comme la mémoire.
Pourquoi Gray, ce narrateur flottant, se lance-t-il dans cette quête ? Parce qu’il ne peut pas la retrouver, elle. Alors il cherche ses traces, ses doubles, ses équivalents symboliques. Anna est partout où elle n’est plus. Elle est dans une photo, dans un mot, dans un souvenir d’image qui pourrait être d’elle. Le collectionneur désespéré devient archéologue du manque. Il fouille non pas le passé, mais le vide. Il cherche la preuve de quelque chose qui n’a jamais voulu se laisser saisir.
Ce qui est fascinant, c’est que le lecteur, lui aussi, devient complice de cette chasse à l’invisible. On feuillette ce roman comme on fouille un grenier, espérant qu’un détail nous rendra Anna plus proche. Mais plus on la cherche, plus elle se dissout. Et pourtant, on continue, pris au piège. Le roman nous fait vivre ce qu’il raconte : l’expérience de l’obsession, de l’illusion, de l’effondrement du sens. On contemple le vide, et le vide nous répond.
Enfin, la photographie elle-même est centrale : elle est l’art de fixer l’instant tout en acceptant qu’il meure. Les procédés chimiques décrits dans le roman — révélateurs, bains d’acide, négatifs — deviennent les métaphores du lien amoureux : il faut une part de destruction pour faire apparaître l’image. Et celle-ci, trop regardée, devient toxique. Comme Anna. Comme la passion. Comme le besoin de comprendre à tout prix.
On ne sort pas indemne de ce livre. Il hante. Il obsède à son tour. Il nous met face à cette question terrible : que veut-on sauver quand on aime ? L’image ou la personne ? Le souvenir ou la vérité ? Peut-on aimer ce qui refuse d’exister ? Peut-on vivre avec une présence aussi vide que la perfection ?
À celles et ceux qui ont aimé une personne absente, toxique, insaisissable, je recommande La Blonde et le Bunker. Non parce qu’il donne des réponses, mais parce qu’il met en mots ce vertige.
Car peut-être est-ce cela, la morale du livre :
Mieux vaut encore se perdre dans les abîmes complexes d’une œuvre d’art toxique, créée avec des procédés destructeurs, que dans les bras d'une toxique personne, qui brille par son absence. Une œuvre, au moins, finit par se dégrader, laissant derrière elle le souvenir du beau, de la contemplation, là ou la relation toxique ne laisse que des pages blanches, du vide dans la poitrine.
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