
« Pourquoi y a-t-il cette sorte de chose ? Quel crime ont commis ces jeunes gens pour recevoir ce traitement ? »
Mais les arbres ne savaient pas parler, ils restaient silencieux.
Lire la littérature de Pa Kin (巴金, de son vrai nom Li Yaotang 李尧棠), c’est se confronter à l’amertume d’une réalité atroce, à un quotidien inoutenable, à l’injustice, à travers un style d’une candeur enfantine, narré sous forme de comptine. Li Yaotang, ce révolutionnaire au cœur voltairien, parvient à choquer son lecteur, qui, dès les premières pages, se trouve décontenancé par la légèreté de la première histoire. On retrouve un fils et un père sans nom. Le père raconte une histoire. Il fume sa cigarette et tente de bercer son fils de mots pour l’endormir.
Mais peut-être déjà l’anonymat des personnages devrait-il alerter le lecteur. Les héros pour enfants ne sont-ils pas, par essence, assignés d’un graphème mignon ? Ici, non. Les personnages sont anonymes, noyés dans la masse communiste du régime dictatorial édifié par Mao Zedong 毛泽东. L’individu est mort. Dépourvu d’identité, de volonté propre, tellement écrasé sous le poids de l’autorité qu’il en finit par oublier son nom.
Pour comprendre le sens des pages jaunies, gravées à l’encre par Pa Kin, il faut d’abord revenir un instant sur l’homme derrière la plume. Nous sommes en 1904, à Chengdu 成都, une riche province du Sichuan 四川. L’auteur naît sous la dynastie des Qing 清朝. La tristement célèbre impératrice douairière Cixi 慈禧 exerce le pouvoir sur l’État. À cette époque, le pays est profondément affaibli par les défaites militaires (guerres de l’Opium, guerre sino-japonaise), l’influence étrangère est grandissante, et la Chine se relève tout juste de la révolte des Boxers (义和团运动). L’administration impériale tente d’imposer de nouvelles politiques, mais sans grand succès. Trop peu, trop tard.
À ce moment-là, les idées républicaines émergent dans les cercles étudiants, influencées par l’ingérence grandissante de l’Occident dans le pays. Ces idées influenceront grandement l’œuvre de Pa Kin. Des idées qui finiront de mûrir dans son esprit lors de son passage en France en 1927, où il sera profondément influencé par Marat, Hugo, Zola et Romain Rolland.
À son retour, il sera, comme tout le reste de la Chine, frappé par la Révolution culturelle (文化大革命) et ses injustices.
Entre traduction parfois hasardeuse et symbolique chinoise omniprésente, il est parfois difficile de déchiffrer le sens caché derrière cet écrit. Je vais toutefois tenter au mieux — et avec grande humilité — de vous livrer mon analyse.
Pour comprendre ce livre, il faut s’intéresser à ses fondations, pensées comme une pagode à plusieurs étages. On peut considérer qu’il y a ici cinq récits : chacun est lié aux autres, éclaire le précédent et renferme en son cœur une critique subtile mais précise.
La mégalomanie du pouvoir.
L’anonymat des sacrifiés au nom de cette mégalomanie.
La mémoire du traumatisme transmise à la jeunesse.
La revanche de l’histoire.
Et le silence des intellectuels contraints par la propagande.
Je vais ainsi vous livrer ma lecture de ces cinq petites histoires, à la lumière de l’Histoire.
1- La pagode de la longévité comme critique de la mégalomanie des dirigeants
Tout commence avec la voix du père, qui raconte l’histoire d’un empereur dévoré par l’angoisse de sa propre fin. Pour conjurer la mort, il fait ériger une immense pagode en haut d’une montagne. Le peuple est mobilisé, les ressources épuisées, l’œuvre est insensée — mais il faut qu’elle existe.
Derrière cette image, impossible de ne pas voir la mégalomanie de Mao Zedong, notamment lors du Grand Bond en Avant (1958–1962). Obsédé par la modernisation rapide de la Chine, Mao lança d’innombrables projets industriels et agricoles absurdes : la construction de hauts-fourneaux dans chaque village, le bétonnage des campagnes, et surtout, en 1958, l’ordre d’exterminer les moineaux, accusés à tort de manger les grains de riz. Cette campagne, baptisée « Quatre nuisibles », provoqua un déséquilibre écologique catastrophique : privés de leurs prédateurs naturels, les insectes proliférèrent et détruisirent les récoltes. Résultat : une famine immense qui causa entre 15 et 45 millions de morts.
La pagode de Pa Kin est de cette nature-là : une structure monstrueuse, sans but réel, née d’une peur délirante, construite par une foule soumise, et destinée à s’effondrer sur elle-même.
2- Les masses anonymes sacrifiées
La pagode menace de s’écrouler. Un devin impérial ordonne qu’un homme soit sacrifié, muré vivant dans les fondations. Il sera enseveli dans l’anonymat, sans plainte, pour que la structure tienne.
C’est ici que la dénonciation devient plus explicite. L’homme sans nom, c’est le peuple chinois, écrasé par la terreur et l’idéologie. Pa Kin semble faire écho aux purges politiques, où l’on sacrifiait des individus pour stabiliser le système. En 1957, Mao lance la campagne anti-droitiste : 550 000 intellectuels sont accusés de “pensée bourgeoise”, dénoncés, envoyés en camps, poussés au suicide.
Plus tard, pendant la Révolution culturelle (1966–1976), c’est toute une génération qui est livrée à la violence aveugle. Des enfants dénoncent leurs parents, des professeurs sont battus à mort en place publique, des artistes sont envoyés “rééduquer leur esprit” dans les campagnes. Le sacrifice individuel n’est pas symbolique : il est systémique. Le corps, la pensée, la voix — tout peut être enseveli pour la stabilité du régime.
3. Le rêve de l’enfant : une mémoire traumatique
L’enfant, à qui l’on raconte l’histoire, fait un cauchemar. Il voit la pagode s’effondrer. Des corps apparaissent, des pierres crient, le sol s’ouvre. Il se réveille en sursaut, incapable de dire si c’était vrai ou non.
Ce rêve, c’est la mémoire refoulée du peuple. L’angoisse qui se transmet sans mot, la peur qui infuse même l’imaginaire. À travers cette scène onirique, Pa Kin met en lumière la transmission du trauma, notamment auprès des jeunes générations.
On pense ici aux “enfants des gardes rouges”, formés dès leur plus jeune âge à la pensée maoïste. Ces enfants participent à des violences, puis, adultes, vivent dans le silence, la honte ou la confusion. Le rêve de l’enfant symbolise cette cassure intérieure.
C’est aussi une critique du lavage de cerveau : l’enfant rêve ce qu’on lui a appris à croire. La frontière entre réalité et mensonge devient indiscernable. L’histoire officielle devient son seul monde possible.
4. Les statues qui s’animent et condamnent l’Empereur
Dans une scène finale saisissante, les statues autour de la pagode s’éveillent. Elles accusent l’empereur, énumèrent ses crimes, et provoquent sa chute. Le tyran est enseveli sous les ruines de sa propre folie.
Cette vision d’un jugement surnaturel rappelle une autre réalité de l’histoire chinoise : la chute brutale de nombreux cadres du Parti eux-mêmes. L’histoire maoïste est faite de retournements sanglants. Des figures comme Lin Biao, bras droit de Mao, meurt dans un mystérieux crash d’avion en 1971 après avoir été accusé de trahison.
Dans le récit de Pa Kin, il n’y a pas de révolte populaire — c’est l’histoire elle-même qui se venge, les pierres qui parlent. C’est une métaphore de la justice immanente, plus forte que tous les systèmes. On entend dans ces statues une voix éternelle, celle de la vérité qui finit toujours par se dresser contre la falsification.
5. Le père qui parle à demi-mot : la voix des intellectuels bâillonnés
Enfin, le récit revient au père. Il se tait un instant. Évoque des souvenirs. Des amis disparus. Des choses qu’il ne peut pas dire. Il parle de ce qu’il ne peut nommer, il raconte pour ne pas hurler.
Ce dernier niveau de lecture est celui de l’autoportrait. Pa Kin, derrière ce père silencieux, se dessine en écrivain pris au piège. Comme beaucoup d’intellectuels chinois, il a dû se taire, se censurer, écrire à la marge. Il n’a jamais fui la Chine, mais il a vu ses amis exilés, ses livres censurés, son silence imposé.
Le père, c’est l’écrivain sous dictature, contraint d’écrire dans le secret, de dissimuler sa critique dans un conte, de glisser la vérité sous la fable. Il ne peut rien dire frontalement — mais il refuse de se taire. Il parle à son fils, comme Pa Kin parle à ses lecteurs : en espérant qu’un jour, la vérité pourra à nouveau se dire à voix haute.
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