Jean-Marie Rouart – Drôle de justice : l’élégance d’une plume face à l’implacable

Publié le 7 juin 2025 à 15:33

Il est des livres qui ne se contentent pas de raconter une histoire, mais qui posent un regard sur l’époque, transforment le tumulte personnel en matière universelle, et dressent les mots comme l’ultime rempart contre la violence du réel. Drôle de justice de Jean-Marie Rouart appartient à cette famille rare et précieuse d’ouvrages où la littérature n’est pas seulement un outil de récit, mais une arme de lucidité, un cri d’honneur, un serment d’écrivain.

 

Dès les premières pages, on comprend que ce texte ne sera pas un simple plaidoyer, mais un acte de foi. Foi en la vérité, en la dignité, en l’élan de l’intellect contre la brutalité des procédures. Ce que Jean-Marie Rouart raconte ici, c’est moins un procès qu’un combat moral. Un combat pour l’idée qu’un homme, même face aux rouages froids de la justice, peut encore s’en remettre à l’intelligence, à l’éthique et à la beauté des phrases. Il y a dans ce texte une noblesse bouleversante : celle de celui qui refuse de courber l’échine, qui garde les mots comme armes blanches et l’élégance comme ultime défense.

 

En tant que lectrice compulsive, ce qui m’a immédiatement saisie, c’est cette déclaration d’amour constante à la littérature. On sent chez Rouart une fidélité presque sacrée à l’écriture, comme si chaque phrase contenait la possibilité d’un salut. « C’est ainsi que nous trouvons refuge dans la littérature : le seul asile qui nous permet d’affronter ce qui nous apparaît comme une dictature sociale. » Cette phrase résonne en moi comme une évidence. En ces temps d’incertitude, où les lois semblent parfois se substituer aux valeurs, où la morale chancelle sous le poids des règlements, il est profondément réconfortant de voir un écrivain rappeler le rôle essentiel de la littérature : éclairer, témoigner, tenir debout.

 

Il y a dans la première partie de Drôle de justice une ferveur intellectuelle qui m’a rappelé mes années à Sciences Po. Les débats d’idées, l’obsession de la justice, la passion républicaine : tout y est, mais porté par la voix d’un homme qui n’a rien perdu de sa jeunesse d’âme. Loin d’une révolte amère, le texte prend la forme d’un chant lucide, presque mélancolique parfois, mais toujours vibrant d’espérance. L’auteur y convoque les grandes figures – Hugo, Zola, Camus – non pas comme boucliers, mais comme compagnons de route. La plume de Rouart, à la fois incisive et lyrique, trace une ligne claire entre engagement personnel et responsabilité littéraire.

 

Mais ce que j’ai trouvé le plus bouleversant, ce sont les instants où l’intime affleure. Quand l’auteur cesse un instant de parler du système judiciaire pour confier ses fêlures profondes. « Je ne pourrai jamais être heureux en amour, car quand j’écris une lettre d’amour, j’écris aussi la réponse : la littérature est cette réponse. » Voilà sans doute la plus belle déclaration d’écrivain que j’aie lue depuis longtemps. Cette phrase dit tout de la solitude de celui qui pense, écrit, invente. De celui qui, pour ne pas se perdre dans le chaos du monde, construit un dialogue intérieur, trouve dans la fiction une réponse plus vraie que les faits.

 

Et puis vient la deuxième partie du livre. Là, Rouart choisit une tout autre forme : celle du théâtre. Une pièce en un acte, fulgurante et ironique, qui reprend à bras-le-corps les thématiques soulevées dans le récit, mais avec un éclat inattendu. On y retrouve les personnages d’un huis clos familial, à la fois grotesque et profondément humain, où les tensions sociales, les rancunes étouffées et les mesquineries ordinaires se heurtent au mur aveugle de la justice.

 

Ce qui frappe ici, c’est le souffle dramatique autant que le panache de la langue. À travers des dialogues ciselés, parfois grinçants, toujours intelligents, Jean-Marie Rouart parvient à faire entendre la folie douce de notre époque. Le théâtre devient alors un miroir grossissant, un carnaval où chacun campe son rôle avec une intensité cruelle. En dépit des horreurs qui se dévoilent au sein du foyer, la pièce ne sombre jamais dans le pathétique. Elle est traversée d’un humour mordant, d’une légèreté presque voltairienne, qui désamorce la gravité sans jamais la nier.

 

On rit, on grimace, on s’émeut — et toujours, on pense. Car cette pièce, en apparence anecdotique, vient renforcer le propos initial du livre : la justice n’est pas une abstraction, elle est vécue au plus intime des êtres, dans leurs silences, leurs colères, leurs incompréhensions. Et s’il faut la dire autrement, alors le théâtre en est l’expression la plus juste : un lieu où les masques tombent pour révéler, à nu, la vérité des âmes.

 

Drôle de justice est donc un livre à deux voix, à deux visages, à deux élans. Le premier, grave et introspectif, est celui de l’essayiste en lutte. Le second, vif et jubilatoire, est celui du dramaturge en alerte. Mais tous deux parlent d’un même monde : le nôtre. Et dans ce monde incertain, où la parole peine à se faire entendre, Jean-Marie Rouart rappelle que la littérature — qu’elle soit récit ou théâtre — reste l’un des derniers territoires inviolés où l’homme peut encore dire : je pense, donc je suis libre.

Ajouter un commentaire

Commentaires

Il n'y a pas encore de commentaire.