Une lecture pour les cœurs libres : Les Petites Musiques

Publié le 27 mai 2025 à 14:49

Il m’a fallu du temps. Du silence. Et sans doute aussi un certain déracinement de mes attentes. Car Les petites musiquesn’est pas un roman qui se donne. Il ne s'offre pas aux lecteurs comme une intrigue tendue ou une mécanique huilée. Il existe. Simplement. Et peut-être est-ce déjà là son scandale, sa beauté — sa nécessité.

 

Au commencement, j’ai peiné à entrer. Le fil semblait me glisser entre les doigts, comme si le livre lui-même refusait d’être saisi. Il ne se passe rien. Et puis j’ai compris : il ne s'agit pas ici de chercher un sens, ni même un but. Les mots se posent comme des perles de rosée sur un matin trop vaste. Ils n’avancent pas, ils murmurent. Ils ne révèlent pas, ils frôlent. Roland Buti compose plus qu’il ne raconte, et il faut désapprendre le roman pour accueillir cette partition.

 

Dans ce monde où tout doit être utile, efficace, chargé de finalité, peut-on encore lire — ou vivre — sans direction ? Ce roman est un refus. Un refus d’obéir à la ligne droite, à l’obsession du sens, au besoin de clore. Il rappelle que l’existence, parfois, se suffit à elle-même. Une critique de cette société qui nous demande d’avancer en pilote automatique, sans jamais prendre le temps de se poser et de simplement savourer un vers, ou le vert de la nature, regarder danser les vers de terre, boire un verre en terrasse. 

 

Peu à peu, à mesure que les pages se tournent et que l’on désapprend la course, on découvre la musique. Oui, car Les petites musiques, ce sont des boîtes à musique intimes, perdues dans les replis de la mémoire. Des échos poétiques et discrets, comme les phrases murmurées d’un rêve au réveil. Buti y évoque ces objets mécaniques aux airs presque oubliés, et dans cette évocation, quelque chose se lève : la grâce. Celle de l’inutile. Celle de la délicatesse.

 

Il y a dans ce texte un art rare : celui de l’invention. L’auteur joue avec la langue, la détourne, la pousse hors de ses bornes. Il invente des mots comme on inventerait une respiration nouvelle. Une manière de dénoncer la rigidité du langage, et par extension, celle du monde. 

 

              « Ah les mots ! tout de même, c’est quelque chose. Des éléments... des éléments associaux ! »

 

C’est peut-être, au fond, un roman pour les êtres désaccordés. Pour les âmes exilées de la norme, les jeunes femmes qu’on enferme, celles qui ne « ressemblent à rien » et qui, pourtant, sont tout. On y entend ce cri contenu :

 

            « Une bonne fille, ça ne ressemble à rien. Et c’est ce que je devrais être. »

 

Une lucidité tragique et douce à la fois, un refus de la conformité porté avec une élégance qui fend le silence.

 

Le roman tout entier flotte hors du temps. Il n’ancre pas, il effleure. Les personnages s’évanouissent à mesure qu’on croit les approcher. La temporalité se délite. On ne lit pas Les petites musiques, on s’y perd, ou l’on s’y suspend. Et cette perte n’est pas une défaite : c’est un vertige fécond. Une façon d’échapper aux automatismes et de réapprendre à voir, à sentir, à exister autrement.

 

               « Je joue à être un automate. — Comment ça ? — Il suffit de ne pas penser. » 

 

Buti, dans cet ouvrage, tend une main à ceux qui vivent à côté du monde. Il leur offre une chambre d’écho où leurs silences deviennent sons, où leurs décalages deviennent musique. 

 

En refermant le livre, on n’en sort pas grandi, ni transformé au sens classique. Mais quelque chose en nous s’est déplacé. Un fil a vibré. Une brèche s’est ouverte. Et cela suffit.

 

Les petites musiques est un livre qui ne s’adresse qu’aux lecteurs au cœur libre. À ceux qui acceptent de ne pas tout comprendre, de ne pas tout résoudre. À ceux qui, un instant, veulent simplement écouter — et peut-être, réapprendre à savourer.

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