
Errance d’un cœur solitaire : Les Nuits blanches de Dostoïevski
Un type. Qu’est-ce qu’un type ? Une silhouette banale, un passant sans nom, un rouage dans la foule. Un jeune homme, somme toute loufoque. Nous ne le connaîtrons jamais vraiment, et c’est là toute la beauté du récit : l’universel dans l’anonymat. Ce protagoniste sans identité, c’est chacun de nous, lorsqu’un soir, le sommeil ne vient pas, et que l’on quitte son lit chaud pour s’enfoncer dans le dédale d’une ville endormie, en quête d’une âme de chaleur.
Les Nuits blanches, écrit en 1848, a pourtant l’éclat d’une œuvre contemporaine. Par sa brièveté, sa grâce et sa lucidité, Dostoïevski explore l’un des tourments les plus modernes : la solitude.
Le narrateur, insomniaque du cœur, se perd dans cette errance urbaine que tant d’âmes connaissent. Il ne cherche pas un lieu, mais un visage, une présence, un simple ami. Le hasard qui ne se rencontre que dans la précarité de la vie nocturne — lui offre une rencontre : Nastienka. Une jeune femme aux grands yeux tristes, fragile et forte, une étoile tombée sur le pavé. Elle aussi attend. Pas un ami, mais son amour transi.
Alors que les deux âmes s’approchent, une amitié naît, tendre, confiante. Mais l’asymétrie se glisse dans l’entre-deux. Nastienka cherche un confident. Son interlocuteur, lui, tombe amoureux. Et quelle tragédie, n’est-ce pas, de croire que le destin nous offre un compagnon d’errance, pour découvrir que ce lien n’existe qu’à sens unique ? Le héros, irrésonnable tout comme l’amour, se met à broder l’imaginaire d’un scénario où Nastienka, force d’amitié, éprouverait elle aussi, à son tour, des sentiments similaires.
Et alors, que faire ? Entretenir l’ambiguïté douce et dangereuse, ou tout révéler, au risque de briser la magie fragile du lien ? C’est là que Dostoïevski touche au cœur : dans cette tension délicate entre l’espoir et la lucidité, entre l’instant partagé et le fantasme construit.
Le narrateur vacille, vacille toujours, au bord du mot, au bord du geste. Et il nous confie, dans une phrase d’une touchante naïveté : "Peut-être que je pourrais donner des leçons ; j’apprendrais d’abord, puis je donnerai des leçons." Il sait, déjà, qu’il va souffrir. Mais il accepte de souffrir, pourvu qu’il ait aimé.
Et quand la vérité éclate — que l’homme aimé par Nastienka revient et qu’elle le choisit — le rêve se brise. Reste alors l’oubli, ce long travail souterrain de désaimer. Dostoïevski, une fois encore, trouve les mots justes pour dire cette lente extinction du sentiment : "Je l’aime mais ça passera, ça doit passer ; déjà ça passe, je le sens, qui sait, peut-être qu’aujourd’hui même ce sera fini."
Ah cet amour qui nous pousse à rêver le futur au lieu de s'inquiéter du présent. Et pourtant faut-il blamer l'amour et le trou béant qu'il laisse lorsque la personne qui nourrit notre imaginaire s'éloigne de nous ? Faut-il blâmer l’amour et le trou béant qu’il laisse lorsque la personne qui nourrit notre imaginaire s’éloigne de nous ? Dostoïevski nous livre la réponse dans ses ultimes lignes : un "Notre Père" à l’amour perdu, un chérissement des joies passées, aussi éphémères soient-elles. Mais peut-être que quatre nuits d’insomnie et des mois de souffrance et de travail de l’oubli valent mieux qu’une vie à errer seul dans les rues, dans une plate monotonie. "Oh jamais ! Jamais ! Que ton ciel soit lumineux, que soit clair et serein ton gentil sourire, et bénie sois-tu toi-même pour la minute de félicité et de bonheur que tu as donnée à un autre cœur solitaire reconnaissant."
Les Nuits blanches ne se lisent pas — elles se vivent. À voix basse, assis sur le banc d'un parc en fleur, avec la beauté en horizon. Là où le soleil, comme l’amour, éclaire sans s’imposer. Là où le cœur peut doucement apprendre à désaimer sans haïr, à se souvenir sans douleur.
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