
À propos de Gé du Jeudi, Éditions La Veilleuse
Il est entré sans bruit. Il n’a rien brisé. Rien volé. Il a traversé la nuit comme un souffle tiède sur une tempe glacée. Il a ouvert la porte sans l’arracher. Il s’est glissé dans une cuisine, dans une solitude, dans un crâne. Et puis il est resté. Voilà comment tout commence. Pas avec un crime. Avec une présence.
Le Cambrioleur, sous son titre trompeur, n’est pas un roman policier. C’est un poème halluciné. Un récit à deux voix, dont l’une est celle du vide. Dans ce premier livre publié sous pseudonyme, Gé du Jeudi met en scène une rencontre nocturne entre un homme seul — insomniaque, peut-être endeuillé, assurément fracturé — et un cambrioleur venu, non pas dérober, mais offrir. Le premier acte est limpide : il lui parle, l’écoute, le console presque. Il devient une compagnie. Une réponse dans la nuit blanche. Une lumière dans l’obscurité. Mais rapidement, les contours se troublent. Ce cambrioleur n’a pas d’odeur. Pas de passé. Pas d’agenda. Il est là. Et bientôt, il n’est plus là.
Alors vient le doute. Qui est-il ? Était-il seulement réel ? Et si ce n’était qu’un fruit malade de l’ennui ? Une hallucination venue colmater le vide intérieur d’un narrateur trop seul, trop fatigué pour continuer à penser seul ? Le texte n’impose aucune réponse, mais il les sème en silence, comme des miettes de lucidité dans un rêve qui vire au cauchemar.
Car plus le livre avance, plus l’effondrement gagne. Le cambrioleur, omniprésent au début — presque intrusif de douceur —, se retire. Il déserte. Il abandonne. Et ce retrait n’est pas anodin : il provoque une fissure. Le narrateur ne peut plus dormir. Il ne peut plus penser seul. Il ne sait plus ce qu’il attend. Il attend une présence qui ne reviendra plus. C’est le deuil d’un mirage. La gueule de bois après l’ivresse du lien. Et le rythme du récit épouse cette chute : les phrases se raréfient, les pages se vident, les mots deviennent fiévreux, tremblants, fragmentaires. La langue perd pied, comme le narrateur.
Alors, il faut poser la question. Celle qui obsède, celle que Le Cambrioleur ne formule jamais frontalement, mais qui palpite sous chaque ligne. Pourquoi cette figure ? Pourquoi un cambrioleur ? Pourquoi ce mot précis, chargé de peur, d’ombre, de rupture, pour désigner la seule compagnie supportable du personnage principal ? Pourquoi cette figure de l’effraction, de la pénétration non-consentie, alors que cet homme — car il s’agit bien d’un homme — ne fait que rester, ordonner, parler doucement ?
Peut-être parce que la folie entre ainsi : en douceur, mais sans y être invitée. Comme un cambrioleur du réel, elle ne casse rien au début. Elle s’installe. Elle apporte parfois du réconfort, un monde plus habitable que celui d’en face. Puis elle dérobe, une à une, les certitudes, les repères, le sens. Elle finit par vider l’être de lui-même. Et pourtant, la tentation est grande d’aimer cette voix qui parle, cette présence qui range, cette hallucination qui réchauffe.
Et puis, pourquoi un homme ? Pourquoi cette figure virile, silencieuse, protectrice ? Pourquoi pas une femme ? Pourquoi pas un chien, un enfant, une présence plus douce, plus rassurante, plus maternante ? C’est peut-être là un aveu. Celui d’un besoin de verticalité. De fraternité. De quelqu’un qui pourrait être un père, un frère, un reflet. Ou bien un autre soi. Le double fantasmé d’un narrateur incapable de survivre seul. Un homme qui veille, qui comprend sans juger, qui prend la place vacante d’un ami disparu ou d’un soi révolu.
Ce n’est pas un hasard si leur relation suit les contours d’un schéma amoureux. Le cambrioleur se donne tout entier d’abord — il est là, attentif, presque amoureux — puis il disparaît peu à peu. Il commence par être partout, puis il devient un souvenir, puis un manque. C’est une histoire d’amour avortée. Un love bombing mental. Et dans ce jeu d’attachement et de retrait, on retrouve toute la mécanique des liens toxiques. Ce qui console au départ finit par détruire. Ce qui faisait tenir devient poison.
À travers cette dynamique, Le Cambrioleur explore un thème rarement aussi bien incarné en littérature : la solitude extrême. Celle qui pousse à créer des mondes parallèles. Celle qui ne se console plus par l’écriture, ni par la lecture, ni par le sommeil. Une solitude sèche, sans larmes, qui engendre des monstres doux. On pense à Fight Club, à Mr. Robot, à ces œuvres où l’Autre n’est qu’un artefact de survie. Mais ici, tout est plus intime, plus lent, plus fragile.
Il y a aussi une violence sourde dans ce roman. Pas celle des cris, des coups ou des fuites. Non. Une violence feutrée. Celle d’un esprit qui glisse vers l’abîme sans plus s’en rendre compte. Celle d’un texte qui se délite à mesure que la conscience flanche. Les dernières pages sont presque muettes. Elles n’ont plus rien à dire. Comme si le livre lui-même avait été vidé de sa substance. Comme si le cambrioleur avait emporté les mots avec lui.
Gé du Jeudi ne cherche ni la démonstration, ni l’effet de style. Il (ou elle ?) écrit dans une langue minimale, presque nue, où chaque mot est pesé, retenu, parfois étouffé. Les illustrations à l’encre de Chine accompagnent cette lente disparition de soi. Elles ne commentent pas : elles prolongent le silence. Elles disent ce que les phrases n’osent plus formuler.
Le Cambrioleur n’est donc pas un simple roman. C’est un effondrement mis en page. Une disparition racontée depuis l’intérieur. Une traversée de la nuit mentale avec pour seule torche un fantasme d’altérité. On referme ce livre comme on éteint une bougie. Avec précaution. Avec une tristesse étrange, presque inquiète. Parce qu’on sait que ce qu’on vient de lire pourrait arriver à n’importe qui. Que parfois, pour ne pas sombrer, on laisse entrer le cambrioleur. Et qu’une fois qu’il est là, on lui donne tout. Même la clé.
Ajouter un commentaire
Commentaires